Patient virtuel : L’avènement de la recherche 2.0

« Aïe ! » Sur le fauteuil, la patiente fronce les sourcils : le dentiste vient de toucher une zone sensible. « Ça fait mal ! », renchérit-elle. Autour d’ eux, des centaines de badauds ont assisté à la scène. Car nous ne sommes pas dans l’intimité d’un cabinet dentaire mais au beau milieu d’une exposition internationale qui se déroulait près de Tokyo, en 2007, et dont une Japonaise était l’une des principales attractions. Les curieux se pressaient en effet pour apercevoir cette jeune femme d’un mètre soixante, aux longs cheveux noirs, vêtue d’un pull rose et d’un pantalon blanc... et entièrement synthétique !

Œuvre de la société japonaise Kokoro, à qui l’on doit notamment des dinosaures animatroniques exposés un peu partout dans le monde et un top model robot, Simroïd est un outil d’apprentissage destiné, on l’aura deviné, aux futurs dentistes. Car le secteur de la robotique (essentiellement celui du Japon et de Corée du Sud, les plus en pointe actuellement), outre les aspects purement ludiques ou pratiques (surveillance, nettoyage, accueil...), s’adresse désormais à la santé et à la recherche, comme en témoigne Simroïd, qui a d’ailleurs « intégré », depuis 2007, les cours de l’école de médecine de Tokyo. « La technique des soins est importante mais il est également utile de ressentir ce que c’est que d’être un patient », expliquait alors Naotake Shibui, un des professeurs de l’école tokyoïte.

Des robots-cobayes pour médecins et scientifiques, c’est aussi l’idée d’une équipe du groupe de Neurotechnologie, contrôle et robotique (Neurocor) de l’université polytechnique de Carthagène (Espagne) qui développe actuellement un robot souffrant de la maladie de Parkinson. En fait, une main à quatre doigts qui simule les dysfonctionnements (tremblements et rigidité musculaire) provoqués par la pathologie, à partir d’informations telles que l’âge, la durée de la maladie, celle d’un éventuel traitement, etc.

D’abord une affaire de professionnels... de la santé

Les robots ne sont pas les seuls à envahir progressivement les champs de la biomédecine. Les avancées technologiques en matière d’imagerie médicale, de télécommunications et d’intelligence artificielle aidant, toute une galerie de personnages virtuels ont fait leur entrée dans les formations universitaires pour donner aux étudiants un avant goût de la réalité du terrain. Médecine, chirurgie, pharmacie, pharmacologie, psychologie... Des « avatars » qui vont du simple questionnaire d’entraînement au diagnostic, que propose notamment l’université catholique de Louvain (Belgique) à ses étudiants en médecine, aux opérations chirurgicales, comme celui développé par l’Inria et l’lrcad. Relié à un logiciel de réalité virtuelle reproduisant les organes humains et doté d’un système de retour de forces, il restitue la position exacte des instruments au chirurgien et simule la résistance des tissus. Un outil que l’école polytechnique fédérale de Lausanne et l’Institut de systèmes robotiques suisse ont récemment amélioré en y incorporant un endoscope et en le rendant adaptable à un mannequin, ce qui permet une véritable mise en situation du chirurgien. Citons encore Otis, un logiciel de simulation de tous les types de déficiences auditives aujourd’hui utilisé dans plusieurs hôpitaux universitaires, dont ceux de Zurich et de Birmingham.

Parmi les dernières innovations en date, des personnage 3D, créés par des chercheurs britanniques de l’université de Keele pour les écoles de pharmacie du Staffordshire (RoyaumeUni) et de Melbourne (Australie), et dont l’état de santé et d’anxiété varie au cours du temps. Les futurs pharmaciens peuvent interagir directement avec eux, grâce à un logiciel de reconnaissance vocale, pour améliorer leurs rapports avec les patients et faciliter la prise de décision thérapeutique, afin d’éviter les interactions médicamenteuses potentiellement dangereuses ou contourner les risques d’allergie, par exemple.

Études in silico

Accroître virtuellement l’expérience des futurs praticiens est une chose, prévoir les effets d’un traitement par ce biais en est une autre. Une ambitieuse marche que franchit aujourd’hui allègrement l’industrie pharmaceutique, non par amour des nouvelles technologies mais parce que le concept de patient virtuel pourrait lui permettre de réduire drastiquement les coûts faramineux des expérimentations animales et des essais cliniques, dans un contexte on ne peut plus morose. Chiffres d’affaires en baisse, recherche en berne, brevets proches de l’expiration... Tout cela sur fond de crise des investissements. Le rapport Pharma 2020 du cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers sur l’économie du secteur précisait ainsi, en octobre 2008, que « la baisse de revenus qui découle [de l’effondrement de la productivité dans le développement de nouveaux traitements] a des implications énormes pour l’industrie pharmaceutique [...]. Pour rester à la pointe de la recherche médicale, [...] les laboratoires pharmaceutiques auront besoin de pouvoir tester plus rapidement et de manière prévisible les molécules avant que celles-ci ne soient testées sur les êtres humains ». Une mise au point d’autant plus nécessaire qu’actuellement, seuls 10 % des principes actifs testés chez l’homme parviennent finalement au stade de la commercialisation, du fait des effets secondaires que provoquent la plupart de ces molécules.

La recherche dispose déjà de tous les outils nécessaires pour analyser ces échecs tout autant que les succès. Les progrès de l’informatique, bien sûr, mais surtout la masse de données accumulées dans de gigantesques bases dans tous les domaines « -omique » (génomique, protéomique, transcriptomique, métabolomique, etc.) par les réseaux mondiaux de chercheurs reliés par intra- et Internet ont permis aux bioinformaticiens de développer des modèles de cellules, d’ organes et même d’organismes. De théoriques, ces modèles sont devenus fonctionnels, faisant passer la modélisation d’un rôle de complément à celui de composante de l’expérimentation. D’où le terme d’expérimentation in silico utilisé aujourd’hui pour la caractériser et l’apparition, au cours de la dernière décennie, d’unités et d’instituts dédiés, comme celui de médecine théorique, un réseau francoeuropéen de recherche en simulation biologique créé en 2002 et impliqué dans une trentaine de projets « classiques » de recherche (cardiovasculaire, immunologie, oncologie, pédiatrie, neurologie, maladies rares et santé publique).

Pour sélectionner les futurs médicaments, deux possibilités. On peut modéliser les interactions molécule-récepteur après avoir figé leur union par cristallographie pour créer de nouvelles molécules thérapeutiques, comme l’a fait l’équipe de Pierre-Jean Corringer à l’Institut Pasteur pour un récepteur nicotinique, par exemple. Ou alors se reposer totalement sur la puissance des logiciels actuels, désormais capables de rechercher, seuls et selon des critères précis, les molécules susceptibles de remplir les conditions pour devenir de bons candidats médicaments qu’ils comparent ensuite avec des molécules dont la toxicité est connue pour éliminer les plus risquées. Cette deuxième voie, c’est celle qu’a choisi Cerep, une société parisienne aujourd’hui implantée aux États-Unis et au Japon grâce à sa plate-forme BioPrint, un logiciel qui propose une comparaison avec les données relatives à près de trois millions de molécules (structure chimique bi- et tridimensionnelle, profils in vitro et effets in vivo). C’est aussi la voie choisie par l’entreprise israélienne Optimata, fondée en 1999 par la mathématicienne Zvia Agour, dont le logiciel Virtual patient engine , d’abord dédié aux cancers, permet de trouver le médicament le plus adapté à une pathologie et le dosage le plus approprié. Autre exemple, l’année dernière, avec des chercheurs de l’University College de Londres qui ont appliqué un principe équivalent au virus VIH-1, pour analyser les mécanismes de résistance de trois mutants face au saquinavir, un antirétroviral ciblant la protéase du virus. Selon eux, le projet international de patient virtuel qu’ils essayent de mettre en place permettra, à terme, de personnaliser totalement un traitement en fonction des données génétiques d’un patient.

Dérives ?

C’est, en attendant les améliorations, un moyen pour l’industrie du médicament de réduire le nombre d’essais cliniques chez l’homme, en ne présentant que les molécules les mieux à même de répondre à une situation pathologique donnée, et de s’épargner le cortège de problèmes éthiques qu’ils impliquent généralement. Un récent rapport (2) du Conseil national de la recherche américain mesure l’apport incontestable du patient virtuel dans la prise de décision thérapeutique... mais les détracteurs l’imaginent déjà en bouc émissaire des erreurs médicales qui coûtent tant aux hôpitaux outre-Atlantique.

Car les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies de l’information frisent parfois le dérapage commercial. Les chercheurs de Keele sont ainsi allés jusqu’à imaginer un docteur virtuel qui entraînera les visiteurs médicaux. Et puis il y a ces sites de « téléconsultation » médicale qui commencent à éclore sur Internet. Le site américain MyMD propose ainsi un système de visioconférence avec un (vrai) médecin (de 4 $ la minute à 35 $ la consultation, pour ceux qui sont d’abord passés rem-plir leur dossier médical dans une des cliniques américaines agréées par le site) qui peut, au terme de la consultation, prescrire des médicaments et même envoyer directement l’ordonnance à la pharmacie la plus proche du patient. Le président de MyMD reconnaît toutefois que son service ne remplace pas certaines consultations ou cas d’urgence mais est idéal si on se limite aux petits bobos et aux renseignements.

Mais la modélisation ne peut, pour l’instant, pas remplacer l’expérimentation. Les chercheurs espagnols qui ont créé la main parkinsonienne, par exemple, restent réalistes. De leur propre aveu, leur robot est loin d’être un modèle parfait. Il permettra seulement d’ob-server et de mesurer les conséquences des atteintes neurologiques de la maladie lors de tâches simples, en apportant des informations complémentaires à l’expé-rimentation sur les singes. Rien de plus... mais jusqu’à quand ?